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Actualités

"Les études de genre relèvent d’une démarche scientifique et ne constituent ni une théorie unifiée, ni une idéologie"- Entretien avec Réjane Sénac

25 février 2014

Réjane Sénac est chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po - CEVIPOF. Elle est présidente de la commission Parité du HCEfh. .

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La « théorie du genre », qu’est-ce que c’est ?

 

Affirmer que la théorie du genre n’existe pas, mais qu’elle parle et même qu’elle fait actuellement le buzz, c’est analyser cette expression comme une offensive politique en réaction à la fois à des évolutions juridiques et au développement des études de genre.

 Cette expression est en effet utilisée pour délégitimer à la fois la dimension scientifique des études analysant le caractère non pas naturel et biologique, mais construit et social des rôles et des inégalités entre les sexes, et l’évolution juridique vers une société luttant contre les discriminations sexistes et homophobes. Issues de disciplines aussi variées que la neurobiologie, la science politique ou l’histoire, les études de genre relèvent d’une démarche scientifique de production de connaissances traversées par des controverses théoriques et ne constituent donc ni une théorie unifiée, ni une idéologie.

 Pour les détracteurs de la dite « théorie du genre », qu’ils soient politiques, religieux et associatifs, de la droite catholique, populaire, radicale ou nationale, l’expérimentation de programmes tels que l’ABCD de l’égalité menacerait l’équilibre social et ce qui est posé comme plus grave encore et plus vital, l’équilibre psychologique de nos enfants.

 Le point commun de ces opposants au genre est en effet la peur de la remise en cause de la complémentarité des sexes, qu’ils voient comme le fondement de l’identité personnelle et de l’ordre politique.

 Le fait qu’en France les mobilisations contre la dite « théorie du genre » émergent suite à la publication le 30 septembre 2010 de la circulaire sur les nouveaux programmes de Sciences et vie de la terre (SVT) en classe de première s’inscrit dans cette défense du modèle hétérosexuel de la complémentarité des sexes comme condition de l’équilibre personnel et social. Dans sa lettre de 2004 aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, souligne que dans ce débat sur le genre l’inquiétude de l’Église concerne fondamentalement « la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, dans un modèle nouveau de sexualité polymorphe ».

 

Ces études de genre visent-elles à gommer les différences entre hommes et femmes ?

 

La philosophe Geneviève Fraisse qualifie la hantise de la confusion des sexes de « ritournelle » exprimant la « peur d’une démocratie trop envahissante, progressant dans la dynamique de la similitude de tous les êtres jusqu’à abolir la frontière entre les sexes » [1]. Elle développe en particulier le fait que loin d’être une idée nouvelle du XXIe siècle, c’est un des arguments clés de l’exclusion des femmes au lendemain de la Révolution française.

 « La peur de la confusion est un argument classique, deux siècles avant la théorie queer, le mélange faisait déjà peur »[2]

 

Que nous dit l’association actuelle entre les études de genre analysant la construction sociale des rôles sexués par l’éducation et la socialisation et cette peur de l’indifférenciation des sexes ?

 

Que le poids de notre histoire collective et personnelle rend difficile le fait de penser les différences entre les sexes comme ne devant pas avoir plus de répercussions sociales ou politiques que l’entrecroisement des différences (sexuées, racialisées, d’âge, d’apparence physique…) qui caractérise chaque être humain dans son unicité.

Le glissement de la déconstruction des stéréotypes de genre au fantasme de l’indifférenciation des sexes est aussi irrationnel que si on associait la lutte contre les stéréotypes racistes au danger de devenir tous gris ou marron clair. Le risque encouru n’est pas de devenir androgyne ou escargot, mais des citoyen-nes réellement égaux quels que soient notre sexe et notre couleur. 

 L’objectif est ainsi éminemment républicain : construire une société où chacun, qu’il soit garçon, fille, noir, blanc, obèse, petit ou chevelu puisse avoir les mêmes droits et les mêmes projections pour son avenir.

 Le chemin pour atteindre cet objectif est encore long ! Pour ne citer qu’un chiffre, le fait qu’il n’y ait encore que 25% d’étudiantes en école d’ingénieur en France en 2014, n’est pas l’expression d’une incompatibilité naturelle des femmes à ce type de métier, mais d’une construction sociale et genrée des goûts et de l’orientation scolaire et professionnelle.

 L’affiche de la Manif pour Tous du 2 février 2014 « Ne touche pas à nos stéréotypes de genre » revendique un attachement à des préjugés fondés sur une biologisation du social. Les opposants à la théorie du genre dénoncent un déni de démocratie, un passage en force du gouvernement. Mais est-ce antidémocratique de dire que la lutte contre les discriminations sexistes et homophobes, à l’instar de la lutte contre les discriminations raciales, est au fondement d’une démocratie réellement égalitaire et juste ?

 



[1] Geneviève Fraisse, Introduction « « Leur » histoire ou comment échapper à la ritournelle », Les femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, 2010 (1998), p. 12-13.

[2] Op. cit.