Actualités
L’éga-conditionnalité comme moteur de sortie de crise
11 juin 2020
Les Etats sont confrontés à une crise sans précédent qui incite fortement à repenser les systèmes en place, les façons de consommer et de produire mais aussi notre projet de société. Comme le HCE l’indiquait notamment dans sa
Vigilance Egalité n°3, cette période a mis en exergue les inégalités entre les femmes et les hommes et appelle une action publique forte.
Alors que l’Etat a consacré, à ce jour, 460 milliards d’euros à des mesures de soutien de l’activité économique du pays, dépenses budgétaires directes pour une part, mais surtout des mesures de trésorerie sous forme de report de charges et de prêts garantis, ainsi qu’à des aides aux personnes particulièrement affectées par la crise, le HCE appelle les dirigeants publics de notre pays à la mise en œuvre du principe d’éga-conditionnalité, promu par le HCE depuis 2016. Il s’agit de conditionner l’attribution des fonds publics ou des autorisations administratives au respect de règles paritaires ou d’actions pour l’égalité entre les femmes et les hommes[1], moyen essentiel pour faire de cette égalité un principe directeur de notre vie en société et donner une réalité forte à la grande cause du quinquennat.
L’enjeu est bien d’aborder la question de l’égalité dès l’amont des décisions économiques des pouvoirs publics et non pas seulement en traitant, en aval, les conséquences des inégalités installées, comme cela a été le cas jusqu’alors, dans le monde d’avant l’épidémie de Covid 19.
Obtenir l’éga-conditionnalité des plans de sauvetage sectoriels et thématiques qui, à ce jour, ne prennent pas en compte leur impact éventuellement différencié sur l’emploi masculin et féminin
Bruno LE MAIRE, ministre de l’économie et des finances, et Elisabeth BORNE, ministre de la transition écologique, ont rappelé avec force que la relance économique devait s’inscrire dans une démarche de développement durable. Pour le HCE, ce serait une erreur historique que de déconnecter cette démarche vers un développement durable de la question de l’égalité femmes-hommes, au risque de creuser plus encore le fossé des inégalités.
Ne pas prendre en compte cette donnée, c’est supposer que l’argent public est distribué par principe de manière neutre alors que nombre d’analyses internationales ont démontré que ce n’était pas le cas. Au moment où les pouvoirs publics allouent, face à la crise, des sommes très importantes sous forme d’aides, d’investissements ou de prêts, l’impact différencié de ces aides sur l’emploi des femmes et des hommes selon les secteurs ou le type d’entreprises n’a pas du tout été pris en compte.
Cette crise, comme le dit l’économiste Matthias DOEPKE (Université Northwestern, Chicago - Etats-Unis), « est très différente de celle de 2008, qui avait pénalisé en premier lieu les emplois industriels et la construction, plus masculins, alors que les services avaient mieux résisté ». Aujourd’hui, le secteur des services a été très touché : arrêt des activités de tourisme et petits commerces qui sont des secteurs dans lesquelles les femmes sont très nombreuses : elles représentent 84 % des employés.es de l’hôtellerie, 64 % des vendeurs et vendeuses en magasin ou encore, 57 % des serveurs et serveuses (Institut européen pour l’égalité de genres (EIGE). Des mesures d’allègements de charges sont prises pour ces domaines, mais les grands plans de sauvetage nationaux, très importants au plan financier, concernent avant tout les secteurs plus masculins de l’aéronautique et de l’automobile (15 milliards d’euros pour l’aéronautique et 8 milliards d’euros pour l’automobile).
Des aides sont prévues pour l’embauche d’apprentis, mesure très importante pour soutenir l’emploi et les perspectives des jeunes, mais rien n’est prévu pour vérifier, d’entrée de jeu, que cela concernera autant les filles que les garçons.
Le HCE demande donc qu’il soit regardé, secteur par secteur, dispositif par dispositif, la part des femmes et leur fonction en leur sein et que le principe d’éga-conditionnalité soit appliqué : les aides apportées à des secteurs d’activités ou des domaines d’avenir doivent comporter une condition de mixité, de parité dans la gouvernance ou de mesures en faveur de l’égalité professionnelle.
Imposer l’éga-conditionnalité dans les garanties et financements publics pour respecter une égalité de traitement des femmes cheffes d’entreprise
Les établissements bancaires se retrouvent au cœur du dispositif de Prêts Garantis par l’Etat (PGE), qui permet l’octroi d’un prêt « à une entreprise ou un professionnel par sa banque habituelle, en dépit de la forte incertitude économique actuelle, grâce à la garantie qu’apporte l’Etat sur une partie très significative du prêt »[2] . En outre, la Banque centrale européenne (BCE) vient réassurer le secteur avec d’autres garanties pour un montant de 750 milliards d’euros. Les banques, entreprises privées, qui, à ce titre, peuvent aussi craindre des répercussions sur leurs propres fonds, bénéficient donc d’assurances pour limiter leur propre insolvabilité. Toutes ces garanties devraient donc leur permettre de jouer le rôle attendu par l’Etat et les entreprises dans ce contexte de crise.
Le HCE interpelle les pouvoirs publics et bancaires sur l’impact de l’attribution ou non de ces prêts sur l’activité économique des femmes cheffes d’entreprises. En temps « normal », les femmes créatrices d’entreprises ont un accès plus difficile aux ressources financières et sont confrontées à des stéréotypes sexistes dans leur démarche de financement.
Ce constat est tout aussi vrai pour les femmes créatrices de start-up. Selon l’étude menée par le Collectif SISTA-BCG, elles ont 30% de moins de probabilité d’être financées par les investisseurs, et lorsque des fonds sont levés par des dirigeantes et équipes féminines, elles perçoivent 2,5 fois moins de fonds que les hommes.
Si les banques sont peu allantes en période économique plus « stable » pour financer les entreprises dirigées par des femmes, les remontées de la période récente, faites par quelques chambres professionnelles et les réseaux professionnels de femmes cheffes d’entreprises, ne sont guère plus engageantes : des reports d’échéances ne sont pas acceptés et les octrois de prêt sont peu nombreux pour les femmes cheffes d’entreprises unipersonnelles ou micro-entrepreneuses, forme juridique auxquelles elles ont très souvent recours.
Le levier du financement public des entreprises de croissance est aussi celui des mesures fiscales incitatives. Il est paradoxal, dans un souci de cohérence publique, qu’un montant de financement très important comme la dépense fiscale du crédit impôt recherche (plus de 6 milliards d’euros), ne soit pas assorti d’une condition de respect d’obligations paritaires en ce qui concerne le personnel de recherche.
Le HCE estime qu’il est urgent pour les pouvoirs publics de :
-
- revoir les conditions d’attribution des financements à destination des start-up en y insérant une condition de parité dans la gouvernance et la direction d’entreprise. Sur le modèle de la recommandation du HCE en décembre 2019 : BPI France doit n’investir dans les entreprises innovantes et les fonds d’investissement qu’avec une proportion de femmes dans les instances de gouvernance et/ou chez les détentrices de capital ;
-
- inciter les grands réseaux bancaires à accorder de manière beaucoup plus volontariste des prêts aux entreprises dirigées par des femmes cheffes d’entreprises, en s’appuyant sur les garanties Etat
-
- imposer que le Crédit d’impôt recherche, financement public de la croissance et de l’innovation, fasse l’objet d’une exigence paritaire en ce qui concerne l’assiette de dépenses de personnels de recherche et développement sur lequel il repose.
Exiger l’exemplarité de l’État en matière de parité dans ses instances de décision de sortie de crise
Pour promouvoir une culture de l’égalité, dans laquelle s’inscrit ce principe de corrélation entre des critères de parité et d’égalité et les financements publics, il importe que l’Etat soit exemplaire en termes de parité quantitative et de gouvernance, dans la constitution des comités qui président aux changements et à la sortie de crise. Or c’est actuellement loin d’être le cas : 27% de femmes dans le conseil scientifique COVID 19, et 35% dans la mission d’information sur la gestion et les conséquences de l’épidémie COVID 19 ; un seul comité avec une femme présidente, le comité CARE, et une directrice pour le comité de crise COVID 19. On salue toutefois le choix de la présidence du Ségur de la santé, confiée à Nicole Notat.
Le HCE demande donc l’application d’une stricte parité dans tous les comités et conseils de sortie de crise, quels que soient leur rôle et thème, et, plus largement, dans toutes les instances et conseils qui sont et seront mis en place par les pouvoirs publics pour construire l’avenir.
Le HCE souligne avec force que, alors que la crise a mis en exergue, voire a renforcé les inégalités entre les femmes et les hommes, le monde d’après l’épidémie du Covid 19 a besoin, pour changer de paradigme, d’une action publique résolue, ambitieuse en matière d’égalité réelle, s’appuyant sur l’ensemble des leviers publics et en particulier les financements publics destinés à l’économie.