Entretien avec Djénéba Keita, présidente du Centre Hubertine Auclert qui a mené depuis longtemps un travail sur les manuels scolaires et a lancé cet été son cyle « Hubertine est une geek » :
1/Le Centre Hubertine Auclert a mené depuis plusieurs années un travail sur la présence de stéréotypes de sexe dans les manuels scolaires. Quelles sont les grandes « tendances » qui reviennent systématiquement dans ces manuels ?
Les manuels scolaires, comme supports éducatifs, véhiculent encore aujourd’hui des représentations très stéréotypées des femmes et de leur rôle dans la société. Les apports et productions des femmes sont invisibilisés dans tous les domaines : scientifique, artistique, culturel, religieux. Leur rôle historique est largement passé sous silence. Les femmes célèbres sont très peu citées et peu de biographies leur sont attribuées. Cette sous-représentation numérique n’est par ailleurs pas compensée par le nombre de personnages fictifs féminins inventés par les auteur-es dans les leçons et exercices, loin de là. Notons enfin que ces personnages féminins imaginaires se trouvent très majoritairement cantonnés à la sphère privée et domestique ou encore à des professions traditionnellement féminines.
2/Vous avez effectué en 2012 une étude sur les manuels de mathématiques. Pourquoi cette matière ? En quoi des savoirs scientifiques, supposés neutres, peuvent également participer à la diffusion de stéréotypes ?
Nous avons décidé d’étudier les manuels de mathématiques pour contrer l’idée que cette discipline serait absolument neutre et dépourvue de représentations sexuées. Nous souhaitions de plus mettre en relation la représentation collective d’une discipline masculine avec la faible orientation des filles dans les filières scientifiques. Dans les manuels étudiés, les femmes sont surreprésentées dans des professions auxquelles elles sont traditionnellement associées. La contribution scientifique des femmes est sous-estimée. Très peu de femmes scientifiques y sont présentées. Les jeunes femmes n’ont pas de modèles pour se projeter dans une carrière scientifique. Les manuels scolaires entretiennent l’idée que les savoirs scientifiques sont davantage de la compétence des garçons.
3/Lors de vos recherches, quelle réception avez-vous ressenti de la part des éditeurs ou autres acteurs de l’éducation amenés à travailler sur les contenus éducatifs ? Jusqu’où avez-vous pu aller dans la coopération avec vos interlocuteurs ? Au vu de votre travail sur le sujet, quels sont selon vous les principaux freins à la représentation d’une société plus égalitaire dans les manuels scolaires ?
Nous informons systématiquement les éditeurs et éditrices de notre démarche et à l’issue de chaque étude, nous décernons un prix à l’un-e d’entre eux pour valoriser les bonnes pratiques. Notre objectif est bien sûr de les sensibiliser, même si les débuts sont timides. Nous émettons de plus à chaque étude des recommandations et proposons des outils. Ces pistes d’amélioration peuvent guider les éditeurs souhaitant intégrer l’égalité filles-garçons dans leurs nouveaux manuels. Les freins identifiés sont les mêmes que pour d’autres secteurs, ils sont liés à un défaut de prise de conscience et de connaissance des stéréotypes et représentations culturelles transmis via les supports éducatifs. Par ailleurs, nous recevons des sollicitations de plus en plus nombreuses d’actrices et d’acteurs du monde éducatif très intéressé-e-s par nos études et souhaitant travailler sur ces questions avec leurs élèves par exemple.
4/Alors que la mise en place d’un plan visant à faire « entrer l’école dans l’ère du numérique » a été annoncée, les manuels scolaires « classiques » sont amenés à être complétés voire progressivement remplacés par de nouveaux outils éducatifs. Les éditeurs tomberont-ils dans les mêmes écueils ou pensez-vous au contraire qu’il s’agit là d’une bonne opportunité de « révolutionner » les outils éducatifs dans le sens d’une véritable égalité filles-garçons ?
Bien évidemment, il s’agit d’une très bonne opportunité à saisir. L’enjeu est de sensibiliser fortement dès à présent les auteur-e-s d’outils éducatifs à l’égalité filles-garçons. D’une part, il est nécessaire de mettre à disposition des éditeurs des ressources sur ces questions. Une multitude de ressources sont par exemple disponibles en ligne dans l’Egalithèque accessible à toutes et tous sur notre site internet. D’autre part, la création et l’usage d’outils éducatifs suppose un accompagnement des actrices et acteurs du monde éducatif via notamment la formation.